N° 1504179
TRIBUNAL ADMINISTRATIF
DE LYON
N° 1504179
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Mme E... A...
M. F...J...
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Mme Boffy
Rapporteur
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M. Stillmunkes
Rapporteur public
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Audience du 15 septembre 2015
Lecture du 29 septembre 2015
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RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Le Tribunal administratif de Lyon,
(1ère chambre),
54-05-02
C+ / TN
Vu la procédure suivante :
Par une requête enregistrée le 24 avril 2015, et des mémoires enregistrés le 29 avril 2015 et le 3 septembre 2015, Mme E... A...et M. F... J..., représentés par Me H..., demandent au tribunal de prononcer la récusation du Dr K..., désigné par une ordonnance du président du tribunal en date du 20 novembre 2014, en vue de procéder à une expertise médicale sur les circonstances du décès de leur fille Mathilde dans les suites immédiates d’une ponction de la veine fémorale.
Les requérants, dans le dernier état de leurs écritures, soutiennent que :
- leur requête est recevable, dès lors qu’ils ont eu connaissance de la cause de la récusation lors de l’audit du 3 avril 2015, complétée dans les jours suivants par des recherches sur internet pour découvrir les liens professionnels existant entre M. K... et les spécialistes qui avaient suivi leur enfant, puis en cours d’instance par les termes mêmes des écritures présentées par l’expert ; le seul dépôt du rapport d’expertise ne rend pas irrecevable une demande de récusation ;
- les opérations d'expertise, et notamment la réunion en date du 3 avril 2015, ont mis en évidence le défaut d’impartialité manifeste de l’expert, alors que celui-ci a tutoyé les médecins qui ont suivi leur enfant, soit les docteurs Chevalier, Ducreux, Filippo et Arischa ;
- le docteur K...s’est en outre entretenu plus de dix minutes avec le professeur Chevalier et le docteur Ducreux ainsi qu’avec le conseil de l’établissement de santé avant le début des opérations d’expertise, et de nouveau après la réunion ;
- les docteurs K..., Chevalier et Filippo animent et préparent ensemble des colloques ainsi que des formations professionnelles ; cette proximité professionnelle rendait incompatible la poursuite de la mission par le docteur K... qui se trouvait nécessairement en situation de conflit d’intérêt ; l’expert a reconnu dans sa réponse à la demande de récusation entretenir une proximité relationnelle et professionnelle avec ces personnes ;
- le professeur K... indique lui-même avoir rencontré le docteur C... à l’occasion d’un déplacement au sein de l’établissement de santé en vue de recueillir sur place le dossier médical de l’enfant Mathilde, démarche inhabituelle dans le cadre d’opérations d’expertise ;
- aucune question n’a été posée par l’expert au docteur Arischa sur les conditions de réalisation du geste opératoire certainement à l’origine du décès de leur fille ; la seule question posée, sur leur demande, ne concernait que la qualification dont justifiait ce praticien et sa situation administrative.
Par des lettres enregistrées le 4 mai 2015, le 29 mai 2015 et le 16 juillet 2015, M. I... K... a présenté ses observations.
Il expose que :
- il a seulement entendu échanger quelques mots avec les personnes déjà présentes, dans l’attente de l’arrivée du docteur C... et de Me H... ; les requérants ont alors souhaité s’entretenir avec leur médecin conseil ; il a simplement poursuivi la conversation avec le professeur Chevalier, le docteur Ducreux (expert représentant la société hospitalière d’assurances médicales) et le professeur Filippo ;
- les parents et Me H... n’ont pas souhaité poser d’autres questions en fin de réunion ;
- le tutoiement est de rigueur entre médecins, notamment appartenant aux mêmes spécialités ; les spécialistes d’un même domaine au sein d’une même région et même en dehors de cette région se connaissent nécessairement ;
- il connaît très bien le docteur Ducreux et le professeur Filippo depuis de nombreuses années ; il ne se passe pas de semaine sans qu’ils discutent ensemble de cas de patients ou de femmes enceintes ; le professeur Filippo le sollicite pour assurer des cours de DIU de cardiologie pédiatrique et il participe avec l’équipe de l’hôpital cardiologique à des colloques et des formations ; il connaît le docteur Ducreux qui a exercé à Roanne comme anesthésiste animateur, en lien avec son CHU ; il connaît moins le professeur Chevalier et n’a fait la rencontre du docteur C...qu’à l’occasion de son déplacement sur place pour aller chercher le dossier de l’enfant Mathilde ;
- il a posé durant la réunion d’expertise toutes les questions nécessaires au docteur C... ; ce dernier rencontre toutefois des difficultés pour s’exprimer en français ; il a demandé en fin de réunion s’il demeurait des points à éclaircir sans qu’aucune remarque n’ait été formulée en retour ;
- Me H..., après être arrivé en retard et avoir tardé à trouver les lieux, s’est montré désagréable avec le personnel administratif, a fait preuve d’une attitude déplacée, n’a pas présenté son assistante, a coupé la parole aux intervenants, a envoyé et reçu des messages durant la réunion, s’est plusieurs fois levé de sa chaise ;
- il a accompli sa mission en toute impartialité et indépendance et s’est attaché entre autres à faire le point sur les données récentes de la littérature médicale ; il est formé à l’analyse des dysfonctionnements ; il reverse les montants de ses honoraires d’expert à une association s’occupant d’enfants ;
- il conviendrait de connaître l’identité de l’assistante qui accompagnait Me H...et de lui demander d’établir un rapport sur le comportement de ce dernier.
Par une ordonnance en date du 18 mai 2015 la clôture d'instruction a été fixée au 30 juin 2015, en application de l'article R. 613-1 du code de justice administrative.
Par des mémoires, enregistrés le 29 juin 2015 et le 28 juillet 2015, les Hospices civils de Lyon, représentés par Me D..., concluent au rejet de la requête en récusation et demandent que la somme de 1 000 euros soit mise à la charge de Mme A... et de M. J... en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Les Hospices civils de Lyon soutiennent que :
- la requête est irrecevable car tardive, par application de l’article R. 721-2 du code de justice administrative, dès lors qu’il est aisé de prendre connaissance des échanges professionnels entre M. K... et les praticiens hospitaliers de l’hôpital cardiologique de Lyon, et alors que la familiarité reprochée à l’expert a pu être constatée dès le 3 avril 2015 ; que le délai de 25 jours écoulés entre cet entretien et l’introduction de la requête la rend, par suite, tardive ;
- les requérants n’apportent aucunement la preuve d’un quelconque parti pris ou d’une violation du contradictoire par l’expert M. K... ; la seule circonstance qu’il y ait eu un entretien avant leur arrivée s’explique seulement par le fait que l’ensemble des personnes convoquées ne sont pas arrivées au même moment et consistait seulement en un échange de propos d’usage ne concernant pas le dossier ;
- le tutoiement est d’usage entre praticiens et ne démontre aucun manque d’impartialité ; la seule existence de liens professionnels, au demeurant inévitables au regard de la spécialité requise en l’espèce, n’est pas davantage suffisante pour susciter un doute sur son impartialité ;
- le docteur C..., comme l’ensemble des membres de l’équipe médicale, a été interrogé par l’expert ;
- le rapport d’expert qui a été remis est conforme aux exigences attendues et répond point par point à la mission confiée ; les questions et remarques des parents de l’enfant Mathilde ont été consignées et discutées ; le rapport souligne, en particulier, que la prise en charge des parents n’a pas été optimale ensuite du décès de leur enfant.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique du 15 septembre 2015 :
- le rapport de Mme Boffy, premier conseiller ;
- les conclusions de M. Stillmunkes, rapporteur public ;
- les observations de Me H..., pour Mme A...et M. J..., et de Me D..., pour les Hospices civils de Lyon.
1. Considérant que, par une ordonnance en date du 20 novembre 2014 rendue sous le n° 1404786, le président du tribunal de céans a, à la demande de Mme A... et de M.J ..., ordonné une expertise médicale, qu’il a confiée à M. I... K..., dans le cadre du litige les opposant aux Hospices civils de Lyon relatif au décès de leur fille Mathilde ; que Mme A... t M. J... demandent au tribunal de prononcer la récusation de cet expert ;
Sur la recevabilité de la demande de récusation :
2. Considérant qu’aux termes de l’article R. 621-6 du code de justice administrative : « Les experts ou sapiteurs mentionnés à l'article R. 621-2 peuvent être récusés pour les mêmes causes que les juges. S'il s'agit d'une personne morale, la récusation peut viser tant la personne morale elle-même que la ou les personnes physiques qui assurent en son nom l'exécution de la mesure. La partie qui entend récuser l'expert ou le sapiteur doit le faire avant le début des opérations ou dès la révélation de la cause de la récusation. Si l'expert ou le sapiteur s'estime récusable, il doit immédiatement le déclarer au président de la juridiction ou, au Conseil d'Etat, au président de la section du contentieux. » ;
3. Considérant qu’il ne résulte ni dispositions précitées de l’article R. 621-6 du code de justice administrative, ni d’aucune autre disposition législative ou règlementaire, que la demande de récusation d’un expert ne peut plus être formée après l’achèvement des opérations d’expertise ; que, par suite, si le rapport d’expertise a été déposé au tribunal le 17 avril 2015, cette seule circonstance ne saurait, par elle-même, avoir pour effet de rendre irrecevable la demande de récusation formée par Mme A... et M. J... ;
4. Considérant, en revanche, que les dispositions précitées prévoient que la récusation doit être demandée « dès la révélation de la cause de la récusation » ; que la demande de récusation formée par Mme A... et M. J... se fonde sur l’attitude de M. K..., le jour de la réunion d’expertise organisée le 3 avril 2015, à l’égard des médecins concernés par le suivi de leur fille décédée et, plus généralement, sur sa proximité relationnelle et professionnelle avec ces derniers ;
5. Considérant, d’une part, que si Mme A... et M. J... font valoir que M. K... a fait preuve d’« impartialité manifeste », exprimée lors de la réunion d’expertise du 3 avril 2015 par son tutoiement avec les médecins concernés et les discussions en aparté qu’il aurait tenues avec eux, ces éléments étaient connus des requérants 21 jours avant l’enregistrement au greffe du tribunal de leur demande de récusation ;
6. Considérant, d’autre part, que les requérants invoquent la proximité professionnelle de l’expert avec les médecins représentant les hospices civils de Lyon et leur communauté d’intérêts, en faisant valoir que des recherches effectuées sur internet leur ont permis de constater que M. K... entretient avec lesdits médecins des relations professionnelles suivies et régulières, à travers divers travaux et colloques animés ensemble ; que ces éléments n’ont été révélés à leur connaissance que postérieurement à la réunion d’expertise ; que, dans les circonstances de l’espèce, au vu du temps nécessaire au recueil de ces éléments, la demande de récusation, signée par le conseil des requérants le 21 avril 2015 et enregistrée au greffe du tribunal le 24 avril suivant, n’a pas été présentée dans un délai excédant celui dans lequel la demande pouvait être sollicitée ; que, par suite, la fin de non-recevoir opposée par les Hospices civils de Lyon et tirée de la tardiveté de la requête doit être écartée ;
Sur le bien-fondé de la demande de récusation :
6. Considérant qu’aux termes de l’article L. 721-1 du code de justice administrative : « La récusation d'un membre de la juridiction est prononcée, à la demande d'une partie, s'il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité. » ; que les experts pouvant être récusés pour les mêmes causes que les juges en vertu des dispositions précitées de l’article R. 621-6 du code de justice administrative, il y a lieu de rechercher s’il existait une raison sérieuse de mettre en doute l’impartialité de M. K... ; qu’il appartient au juge, saisi d'un moyen mettant en doute l'impartialité d'un expert, de rechercher s’il existe des relations et intérêts communs entre l’expert et l’une des parties au litige et si, eu égard à leur nature, à leur intensité, à leur date et à leur durée, ces relations, directes ou indirectes, sont de nature à susciter un doute sur l’impartialité de l’expert ;
7. Considérant qu’il n’est pas contesté que M. K... entretient avec le professeur Chevalier et le professeur Di Filippo, deux des médecins représentant les Hospices civils de Lyon, des relations professionnelles suivies, à travers divers travaux et colloques régulièrement animés ensemble, ainsi que l’organisation de formations professionnelles ; qu’au contraire, ces liens professionnels anciens et étroits sont admis et confirmés par les observations produites à l’instance par l’expert lui-même, indiquant qu’il connait plus particulièrement le professeur Di Filippo, responsable du service de cardiologie, avec laquelle « il ne se passe pas de semaine » sans qu’il échange du cas de patients ou de femmes enceintes au plan cardiologique et à laquelle il confie ses dossiers de rythmologie pédiatrique, alors que le professeur Di Filippo le sollicite pour assurer des cours de DIU de cardiologie pédiatrique et qu’il participe avec l’équipe de l’hôpital cardiologique à des colloques et des formations ; que M. K... précise encore connaître le docteur Ducreux, anesthésiste-réanimateur, ce dernier ayant exercé un temps à Roanne en lien avec le centre hospitalier universitaire de Saint-Etienne, où exerce l’expert ; qu’aux termes de son courrier enregistré le 4 mai 2015, l’expert précise, en outre, avoir rencontré le docteur C... à l’occasion d’un déplacement à l’hôpital cardiologique pour se faire communiquer le dossier de l’enfant Mathilde ;
8. Considérant que si la circonstance que l’expert ait tutoyé les médecins concernés n’est pas de nature à établir à elle seule, eu égard aux usages de langage du milieu médical, qu’il a manqué à son devoir d’impartialité, et si son déplacement dans le service où avait été prise en charge Mathilde afin de se voir remettre son dossier médical relève davantage de la maladresse, les échanges qu’il admet à cette occasion avoir eu avec le Dr C... et, surtout, les relations professionnelles particulièrement régulières décrites au point précédent et la proximité relationnelle en résultant avec deux des médecins concernés, dont la responsable du service ayant accueilli l’enfant, sont, en l’espèce, de nature à susciter un doute sérieux sur l’impartialité de M. K... ; que, dans ces conditions, il y a lieu de prononcer la récusation sollicitée par Mme A... et M. J... ;
Sur les conclusions aux fins d’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
9. Considérant que les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de Mme A... et de M. J..., qui ne sont pas, et en tout état de cause, la partie perdante dans la présente instance à l’égard des Hospices civils de Lyon, la somme que demandent ces derniers au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
Article 1er : La demande de récusation de M. I... K..., expert désigné par ordonnance du président juge des référés du Tribunal administratif de Lyon en date du 20 novembre 2014 est acceptée.
Article 2 : Mme A..., M. J... et les Hospices civils de Lyon sont renvoyés devant le président du Tribunal administratif de Lyon pour qu'il soit procédé à la désignation d'un nouvel expert.
Article 3 : Les conclusions présentées par les Hospices civils de Lyon en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : Le présent jugement sera notifié à Mme E... A..., à M. F... J..., à M. I... K..., aux Hospices civils de Lyon et à la MSA Ardèche Drôme Loire.